Il est courant, surtout durant les cérémonies liturgiques de la semaine sainte, d’entendre des affirmations de plusieurs personnes, clercs et laïcs, jeunes et moins jeunes, de la nécessité de la mort salvifique du Christ : “Sans les souffrances endurées par le Christ, point de salut”, “Le sacrifice de la Croix est nécessaire à notre salut”, “Dieu a envoyé son fils pour mourir sur la Croix”, etc.
J’avoue que ces affirmations me troublent à double titre. En premier lieu, elles nous renvoient, à mon avis, une image peu luisante de Dieu : quel Père enverrait-il son Fils bien aimé souffrir et mourir ? Ne pouvait-il pas nous sauver sans ce “sacrifice sanglant” ? En second lieu, elles mettent en doute la liberté humaine : les personnes qui ont contribué à la mort de Jésus (par exemple Judas qui l’a livré et les prêtres qui l’ont condamné) auraient-elles été libres ou contraintes de faire le “jeu” de Dieu ? Ne devrions-nous pas plutôt les saluer, et peut-être même les déclarer “saints” pour leur rôle concluant dans l’histoire du salut ?
Il est vrai que plusieurs auteurs du Nouveau Testament, voulant rendre compte de la mort du Messie, ont interprété celle-ci comme étant salvifique. Par exemple Paul, à qui nous devons plusieurs de nos formules théologiques, nous rapporte comment l’Église primitive a compris la mort du Seigneur : “Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures” (1Co 15,3-4). Ces formules stéréotypées trouveront même leur chemin dans les récits évangéliques. Mais il s’agit d’interprétations de la mort inattendue du sauveur attendu.
En effet, ni l’Ancien Testament n’a annoncé un Messie souffrant, ni ses contemporains ne s’y attentaient. C’est bien un roi, fils de David qu’ils espéraient, pas pour mourir bien entendu, mais pour les sauver du joug romain. C’est pour cette raison probablement que le peuple lui préféra Barabbas qui luttait contre l’occupant alors que quelques jours plus tôt il l’acclamait à son entrée à Jérusalem : “Hosanna au Fils de David ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient” (Matthieu 21,9). Il en est de même pour les disciples. Quand Pierre confessa la messianité de Jésus dans les environs de Césarée de Philippe, Jésus fit aussitôt la première annonce de sa mort pour essayer de corriger la compréhension erronée de son disciple. Pierre tira alors Jésus à part et le réprimanda (Marc 8,32). Quand plus tard, il fit sa deuxième annonce de la Passion, les disciples se disputèrent pour savoir qui était le plus grand entre eux (Marc 9,34). Quand il fit sa troisième annonce, Jacques et Jean, deux des disciples les plus proches, lui demandèrent de siéger l’un à sa droite, l’autre à sa gauche (Marc 10,37). D’ailleurs, l’évangile de Marc nous montre l’incompréhension grandissante des disciples : ils ne comprenaient pas les paraboles (4,13), n’avaient pas la foi (4,40), étaient sans intelligence (7,18 ; 8,17), avaient le cœur endurci (6,52 ; 8,17), etc. Et quand Jésus fut arrêté, “tous l’abandonnèrent et prirent la fuite” (14,50).
A la mort de Jésus, les évangiles nous montrent les disciples pour le moins déboussolés. Ils ne comprenaient pas ce qui s’était passé : comment ce “prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple” (Luc 24,19), celui qui était censé délivrer Israël (Luc 24,21), pouvait-il être livré par les grands prêtres et les chefs de la nation (Luc 24,20) et mourir de cette mort infamante ? Les disciples qui se rendaient à Emmaüs se posaient encore ce genre de questions en chemin alors même que les femmes leur avaient rapporté que Jésus était vivant (Luc 24,23). Jésus leur apparut alors et “leur expliqua dans toutes les écritures ce qui le concernait” (Luc 24,27).
Comme souligné dans la citation précédente, il ne s’agit pas d’une Écriture en particulier (puisqu’il n’y a aucune qui annonce un Messie souffrant), mais de toutes les Écritures. Un peu plus loin, Luc précise : “il [Jésus] leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures” (Luc 24,45). Quelle serait donc l’intelligence des Écritures ?
Selon la théologie de l’Ancien Testament (les Écritures dont parle Jésus), Dieu a envoyé à son peuple des chefs et des prophètes pour le guider et le maintenir dans la fidélité à l’Alliance qu’il a conclue avec lui. Or le peuple n’a jamais été fidèle à cette Alliance et n’a pas “vraiment accepté” (c’est le moins que l’on puisse dire) les envoyés divins qui essayaient de le ramener sur le droit chemin. Un passage du discours d’Étienne, le premier martyr chrétien, illustre bien ceci :
Hommes à la nuque raide, incirconcis de cœur et d’oreilles, toujours vous résistez à l’Esprit Saint ; vous êtes bien comme vos pères. Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils pas persécuté ? Ils ont même tué ceux qui annonçaient d’avance la venue du Juste, celui-là même que maintenant vous avez trahi et assassiné (Actes 7,51-52).
La parole divine est dure à entendre : elle dérange, culpabilise et, surtout, vient contrecarrer les projets humains. Avec la montée de l’opposition contre lui, Jésus a lui-même pressenti le danger qui le guettait, d’autant plus que le Baptiste fut mis à mort par Hérode. C’est d’ailleurs selon cette même “loi” de l’histoire d’Israël qu’il interpréta l’exécution du prophète Jean : “Elie est venu [il parlait du Baptiste] et ils lui ont fait tout ce qu’ils voulaient, selon ce qui est écrit de lui” (Marc 9,13). À la lumière de l’histoire passée du peuple juif, Jésus lut son présent et entrevit son avenir : “A partir de ce moment, Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter” (Matthieu 16,21). Arrivé à Jérusalem, il le dit directement à ses détracteurs dans la parabole des vignerons homicides. Dans cette parabole, Jésus illustre le sort des envoyés de Dieu en recourant à l’image vétérotestamentaire de la vigne, symbole du peuple de Dieu : un homme planta une vigne et chargea des vignerons de s’en occuper. Mais à chaque fois qu’il leur envoyait un serviteur pour recevoir sa part de fruits, les vignerons le maltraitaient et le tuaient. “Il ne lui restait plus que son fils bien-aimé. Il l’a envoyé en dernier vers eux en disant : Ils respecteront mon fils. […] Ils l’ont saisi, tué et jeté hors de la vigne” (Marc 12,6 et 8).
Ainsi le Fils, à un certain moment de son parcours, vit son avenir se dessiner selon le modèle des prophètes qui l’ont précédé. Le Père ne l’a pas envoyé pour mourir, pas plus qu’il ne l’a fait avec les prophètes antérieurs, pas plus que le seigneur de la vigne avec ses serviteurs. Mais le peuple juif étant ce qu’il est, un peuple “à la nuque raide” (Ésaïe 48,4), l’issue de sa mission était “scellée d’avance”, sauf bien évidemment s’il y renonçait. Il avait une telle liberté, mais il a choisi d’aller jusqu’au bout, conformément à la mission que le Père lui a confiée, celle d’annoncer la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu. C’est par cette annonce qu’il entame d’ailleurs sa mission (du moins selon les récits de Marc et de Matthieu) ; les annonces de sa Passion ne sont venues que dans une phase ultérieure.
Non, la Croix ne fut pas un passage obligé imposé par le Père. C’est sa prédication et sa vie mise au service de tous, surtout des pécheurs et autres exclus de la société, qui l’ont mené à cette mort. Et c’est cette vie pour les autres qui donne un sens à cette mort et qui nous montre l’exemple à suivre pour atteindre le Père.
Saine analyse face au dolorisme si présent.
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Merci pour votre avis. En effet, on a malheureusement tendance à attribuer le salut aux souffrances du Christ !
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Enfin quelqu’un qui pense comme moi. J’ai toujours été enseigné qu’il fallait que Jésus offre sa vie comme rançon pour racheter le péché commis par Adam. Chaire parfaite contre chaire parfaite. Pire maintenant mes coreligionnaires insistent de plus en plus sur le fait que Dieu a envoyé son fils sur terre pour y mourir. C’est pour cela que je ne prêche plus. Cela fait 15 ans que le Psaumes 69 m’a fait complètement changé d’avis et que je recherche une voix dans le néant qui ose dire qu’il ne fallait pas que Jésus meure.. C’est l’obéissance parfaite de Christ qui nous sauve, et c’est aussi notre obéissance qui va déterminer si nous avons choisi le salut. La parabole de la vigne montre aussi l’intention de Dieu, celui-ci ils le respecteront. Le peuple de Dieu devait accepter Christ ses actions et son message et non pas le mettre à mort. Jean Baptiste a été justement envoyé devant Christ pour que les Juifs puissent le reconnaître. Mais c’est aussi faux de blâmer le peuple de Dieu pour son action, nous aurions fait la même chose malheureusement…. La mise à mort de Jean Baptiste a dû être une énorme épreuve pour Jésus. C’est là qu’il a compris le sort qu’il lui sera réservé et que malheureusement il n’y aurait pas de voie de sortie heureuse aux prophéties messianiques. Il a dû souffrir de voir que l’injustice prenait toujours le dessus sur la justice, et que le mauvais n’était jamais punis. Si maintenant le peuple de Dieu avait accepté Jésus, nos serions sauvé en sauvant Jésus, Israël aurait été le gouvernement terrestre de la planète paradisiaque, Christ serait remonté au ciel…. et moi en tant que moi ne serait pas là parce que je ne serait pas né…quel mystère la vie, finalement on est là par une suite infinie de moments de hasard.
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Merci de partager votre avis sur le sujet.
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Bonsoir,
Merci pour cette belle réflexion. Je pense que beaucoup de croyants qui ont fait l’expérience de Dieu, de son Amour et de Sa Fidélité sont comme nous opposés à cette idée d’un Dieu qui manipulerait l’histoire pour parvenir à ses fins. Cette semaine encore j’entendais dire que Judas a été choisi par Jésus justement parce qu’Il avait besoin de quelqu’un pour le trahir et mener le plan de la Rédemption à son accomplissement ! Une bombe pour moi ! J’ai exactement pensé comme vous: dans ce cas il faut lui dire ”bravo!”, et aussi à ceux qui l’ont fait condamnés ! Sans eux, pas de crucifixion ! Dieu aurait-il ”endurci leur coeur” comme il écrit de Pharaon? On est devant un grand mystère, car personne n’a jamais eu la révélation de qui serait advenu si les Hommes avaient accueilli Jésus… Le mot ”rachat” porte aussi à confusion, tout comme les termes de ”colère de Dieu”, de ”sacrifice d’expiation”. Nous avons besoin de mieux connaître les Écritures, le texte d’origine, le contexte pour élargir et approfondir nos réflexions et notre compréhension.
Je n’ai pas (encore) fait d’études de théologie, je fais donc partie de ceux/celles qui doivent accueillir que le voile posé sur le Mystère soit parfois déconcertant. Mais la Foi, c’est aussi ça : écouter au fond de soi la Musique qui parle au coeur et se laisser bercer, acceptant de ne pas la saisir.
Je vous remercie en tout cas, votre écrit est éclairant et il m’a fait du bien. Vous expliquez en simple mot la puissance de la Liberté de Dieu et de l’Homme, fait à sa ressemblance. Ce qui a mes yeux est fondamental, car sans Liberté, pas d’Amour.
Je rends grâce pour votre partage. Soyez béni.
Soeur Fanny
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Je vous remercie pour votre message et vos encouragements. En effet, beaucoup de termes et concepts théologiques sont mal compris ou pris à la lettre alors que ce sont souvent de simples métaphores. Je pense tout particlièrement aux concepts de rédemption (rachat) et expiation pour parler de la mort du Christ. D’ailleurs, je suis en train de préparer un livre qui va évoquer ces sujets ainsi que d’autres idées reçues sur la Bible (et donc sur Dieu).
Bien fraternellement dans le Christ,
Joe
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