Les récits de la naissance de Jésus – Entre histoire et théologie

La naissance de Jésus nous est racontée dans deux évangiles, Matthieu (ci-après Mt) et Luc (ci-après Lc). Le chrétien fait rarement attention aux différences entre les deux récits, vu que “l’histoire” lui est archi-connue, notamment grâce aux films sur la vie du Christ ou, plus encore, à la crèche que l’on voit partout dans les pays de tradition chrétienne. L’inconvénient de cette “histoire” est qu’elle gomme les différences entre les deux récits évangéliques et, de ce fait, nous fait perdre le sens théologique voulu par leurs auteurs.

Savons-nous par exemple que l’épisode des mages est dans le récit de Matthieu et que la visite a lieu dans la maison de Joseph et de Marie, alors que les bergers du récit de Luc trouvent l’enfant couché dans une mangeoire dans une salle du caravansérail où ses parents se sont réfugiés ?

Entrant dans la maison, ils [les mages] virent l’enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe (Mt 2,11).

Or, pendant qu’ils étaient là, le jour où elle devait accoucher arriva ; elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes (Lc 2,6-7).

Savons-nous aussi que la trame géographique des deux récits est différente ? Dans Matthieu, la famille va de Bethléem en Égypte pour enfin s’établir à Nazareth (Mt 2,23), alors que dans Luc, elle part de Nazareth jusqu’à Bethléem pour le recensement et revient à Nazareth.

Ces différences factuelles devraient nous inciter à chercher, au-delà de “l’histoire” racontée, le sens théologique voulu par les auteurs. C’est d’ailleurs le cas pour tous les évangiles car ceux-ci ne sont pas des biographies de Jésus, mais de la théologie mise sous forme de récit.

Les récits de l’enfance sont considérés par les biblistes comme des introductions au reste de l’évangile. Et comme toute bonne introduction, leur visée est de dire au lecteur qui est le personnage principal du livre. Pour Matthieu, dont l’évangile s’adresse en premier à des chrétiens d’origine juive, Jésus est avant tout le Roi, le fils de David attendu par les Juifs. C’est ainsi qu’il commence son évangile par la généalogie de Jésus, “fils de David, fils d’Abraham” (Mt 1,1) et nous raconte que l’ange vient annoncer à Joseph, “fils de David” (Mt 1,20), que l’enfant que porte Marie aura pour nom Jésus “car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés” (Mt 1,21), nous donnant ainsi le sens étymologique du prénom Jésus, à savoir “Le Seigneur sauve”. Il est par conséquent normal que les mages offrent au Roi qui vient de naître, des cadeaux de roi : de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Sans oublier que l’hommage et les offrandes des nations païennes (ici représentées par les mages) au roi des Juifs était aussi une attente messianique (Esaïe 60,6).

Si dans son introduction Matthieu veut mettre l’accent sur la messianité de Jésus (Messie = Roi), quel est le trait que Luc veut mettre au premier plan ? À mon avis, la réponse est dans l’interprétation de l’épisode des bergers, épisode qui est le pendant, si j’ose dire, de celui des mages chez Matthieu. Pourquoi les bergers ont-ils été les premiers destinataires de la “bonne nouvelle” (Lc 2,10) ?

Avant de tenter de répondre à cette question, il convient de signaler que l’évangile de Luc est souvent appelé l’évangile de la miséricorde de Dieu. Non parce que les autres évangiles sont exempts de messages miséricordieux, mais parce que Luc insiste le plus sur ce trait divin. C’est en effet Luc, et seulement Luc, qui nous rapporte la parole de pardon de Jésus à ses geôliers : “Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font” (Lc 23,34). C’est aussi dans Luc, et seulement dans Luc, que nous trouvons les paraboles du bon samaritain ou encore celle de l’enfant prodigue. Cette dernière parabole est d’ailleurs une réponse aux Pharisiens qui le critiquaient de “faire bon accueil aux pécheurs et de manger avec eux” (Lc 15,2). Luc est l’évangéliste qui a le mieux illustré cette parole-programme du Nazaréen : “Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs pour qu’ils se convertissent” (Lc 5,32).

Cela dit, nous pouvons revenir à l’interprétation de l’annonce aux bergers. Qui donc ces bergers représentent-ils ? La réponse est dans l’image qu’ils véhiculent. Or celle-ci est double. Bibliquement, elle est positive : David, par exemple, était lui-même berger et allait paître le troupeau de son père, justement à Bethléem (1 Samuel 17,15) ; et le titre de berger a été donné aussi bien à Dieu qu’au Messie attendu (Michée 5,1-3). À mon avis, cette image ne peut s’appliquer ici car c’est à Jésus, le Messie, qu’elle correspond et non aux bergers.

L’autre image est négative. Sociologiquement, les bergers étaient considérés comme des marginaux. Il semble qu’on les tenait souvent pour malhonnêtes et voleurs. Le Talmud de Babylone les met en compagnie des collecteurs d’impôts et des publicains, considérés eux aussi comme des pécheurs. Que des marginaux et pécheurs soient les premiers destinataires de la Bonne Nouvelle convient bien à l’auteur de l’évangile de la miséricorde divine.

Ainsi, au-delà des différences narratives des deux évangélistes, leurs points de vue théologiques se complètent : le nouveau-né est le Roi-Messie attendu par le peuple juif ; il vient apporter la bonne nouvelle du pardon des péchés à toute la terre, à commencer par les exclus de la société.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix pour ses bien-aimés (Lc 2,14).

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